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La liberté est un concept fuyant. Certains hommes se retiennent prisonniers d’eux-mêmes alors qu’ils ont le pouvoir d’en faire à leur guise et d’aller où bon leur semble, tandis que d’autres sont libres dans leur cœur alors même qu’ils ont des entraves aux pieds.
Sagesse Zensunni des Errants.
Intentionnellement, Gurney Halleck brisa l’agitateur de la cuve d’obsidienne, provoquant une fêlure. Le liquide polisseur se déversa sur le sol déjà gluant. Il recula et se prépara à la correction qui ne tarderait guère.
C’était la première phase de son plan d’évasion désespéré.
Comme prévu, les gardes déboulèrent avec leurs bâtons à étincelles et leurs poings à gantelet. Dans les deux mois qui avaient suivi le meurtre de Bheth, les Harkonnens s’étaient acharnés pour étouffer toute lueur de révolte chez Gurney. Il se demandait pourquoi ils ne le tuaient pas tout simplement. Certainement pas parce qu’ils admiraient sa force de caractère, sa résistance. En fait, ils devaient éprouver un tel plaisir sadique à le tourmenter qu’ils préféraient le garder en simili-vie.
Il fallait maintenant qu’ils le battent gravement pour qu’il termine à l’infirmerie. Quelques côtes fêlées feraient peut-être l’affaire. Les médics le soigneraient et s’inquiéteraient moins de lui quand il commencerait à se remettre. Et c’était là qu’il tenterait sa chance.
Il se défendit donc quand les gardes lui tombèrent dessus, donna quelques coups de pied et les griffa. Ils le connaissaient et s’il ne s’était pas défendu, ils auraient été méfiants. Il résista du mieux possible, mais comme d’habitude, les gardes l’emportèrent et finirent en lui cognant le crâne sur le sol.
La douleur se changea en nausée, il bascula dans les ténèbres, mais les gardes ne s’interrompirent pas. Il entendit ses os craquer et cracha du sang.
Au seuil de l’inconscience, il se dit qu’il était allé trop loin, qu’ils allaient vraiment le tuer cette fois…
Depuis plusieurs jours, les esclaves chargeaient une cargaison d’obsidienne à bord d’un cargo, un vieux vaisseau à la coque corrodée par les tempêtes ioniques. Les gardes surveillaient les hommes de corvée sans se montrer trop vigilants. Nul ne se risquait jamais de son plein gré dans les puits d’esclaves et ils savaient que même le trésor le plus précieux de l’univers ne pouvait attirer le plus inconscient des voleurs.
Cette commande importante des marchands d’Hagal était destinée au Duc Leto Atréides. Même Gurney savait que les Atréides avaient été de tout temps les adversaires jurés des Harkonnens. Rabban et le Baron Vladimir se régalaient de façon perverse en songeant que cette coûteuse cargaison était destinée à leur vieil adversaire.
Pour Gurney, la seule chose qui comptait était que le cargo décollerait sous peu… et qu’il avait bien l’intention de partir avec lui aussi loin que possible de Giedi Prime et des puits de souffrance.
Lorsqu’il émergea enfin de sa stupeur douloureuse, il se retrouva dans un lit d’infirmerie, dans des draps souillés par les patients qui l’avaient précédé. Les docteurs ne faisaient guère d’efforts pour sauver la vie des esclaves et se limitaient à des techniques peu coûteuses. Les prisonniers étaient rapidement soignés, avec un minimum d’attention, et renvoyés très vite vers leurs corvées. S’ils mouraient, il y avait constamment de nouveaux arrivages.
Ayant retrouvé toute sa conscience, Gurney resta immobile, décidé à ne pas gémir, à ne rien faire qui pût attirer l’attention sur lui. Sur un lit voisin, un homme se débattait dans les affres de la souffrance. Sous ses paupières mi-closes, Gurney vit que le pansement du moignon de son bras droit était ensanglanté. Il se demanda pourquoi les docteurs s’étaient occupés de lui. Dès que le contremaître le verrait, il ordonnerait son exécution.
L’homme poussa un cri, parce que sa souffrance était insupportable ou qu’il avait conscience de son destin. Deux infirmiers le clouèrent sur son lit et lui firent une injection. Il gargouilla un instant, puis se tut. Ce n’était pas un simple tranquillisant, se dit Gurney. Une demi-heure plus tard, des soldats vinrent prendre le corps en fredonnant une marche militaire.
Un docteur se pencha sur Gurney et l’examina. Il geignit faiblement comme il le devait mais ne montra aucun signe d’éveil. Le docteur grommela vaguement avant de s’éloigner.
Quand les lumières s’éteignirent pour la période de nuit, l’infirmerie sombra dans le silence. Les docteurs firent leur dernier tour en distribuant du semuta et autres drogues et se penchèrent encore une fois sur Gurney, qui simulait toujours un état comateux. Il geignit à nouveau comme s’il était plongé dans un long cauchemar. Un docteur s’approcha avec une aiguille de sédatif ou d’antalgique, puis secoua la tête et renonça.
Dès que les derniers infirmiers eurent disparu, Gurney ouvrit les yeux et palpa ses pansements pour essayer d’évaluer la gravité de ses blessures. Il n’était vêtu que d’une blouse d’hôpital usée et raccommodée, aussi détériorée que son corps.
Il était couvert d’ecchymoses, d’entailles et de plaies hâtivement suturées. Il avait mal à la tête : choc ou fracture ? Pourtant, ses membres lui obéissaient encore : il s’était évertué à les protéger au plus fort de la grêle de coups. Il pouvait se lever et même marcher.
Il posa le pied sur le carrelage grossier. La nausée monta en lui, puis s’effaça. Mais quand il tentait de respirer à fond, il avait l’impression que du verre pilé lui broyait les côtes. Néanmoins, c’était supportable.
Il fit quelques pas hésitants, guidé par la clarté mourante des brilleurs de nuit. Les patients ronflaient ou gémissaient, toussaient dans la pénombre, mais personne ne le remarquait. La cicatrice du coup de shigavrille de Rabban se réveillait, pulsante, brûlante, mais il devait l’ignorer. Il devait tout ignorer.
En passant devant l’armoire à pharmacie, il vit sur une étagère des ampoules de kirar, la drogue que Rabban lui avait injectée pour qu’il assiste impuissant au viol et au meurtre de Bheth. Il fit sauter la chaîne aussi discrètement que possible.
Il ignorait le dosage du poison et s’empara d’une poignée d’ampoules. Au moment de se retirer, il hésita. Dès qu’on repérerait le cambriolage, on chercherait les drogues manquantes, et on risquait de deviner l’usage qu’il voulait en faire. Aussi en prit-il d’autres, des anti-douleur, des hallucinogènes, qu’il jeta dans l’incinérateur, ne gardant que quelques anti-douleur.
Il se mit en quête de vêtements et trouva un sarrau de chirurgien taché qui ferait l’affaire. Il s’habilla en frémissant de douleur à chaque geste, trouva quelques tablettes énergétiques mais pas le moindre aliment. Il les avala en ignorant combien de temps ils feraient effet. Puis il entrouvrit la porte de l’infirmerie et se glissa dans l’ombre.
Il contourna les clôtures crépitantes d’électricité qui cernaient le complexe, plus intimidantes que réellement efficaces. Au-delà, les barrières étaient aisément franchissables, et les rares brilleurs très espacés ménageaient des plages d’ombre où il était facile de se dissimuler.
Passant de l’une à l’autre, il approchait des grands containers d’obsidienne. Il n’y avait aucun garde. Il ouvrit une écoutille dans un grincement de métal qui le laissa tremblant. Il n’hésita que brièvement avant de se laisser tomber sur la glissière. Il referma derrière lui et tomba dans l’obscurité en déchirant son sarrau volé avant d’atterrir brutalement sur la pile de plaques d’obsidienne. Il se souciait peu d’ajouter d’autres entailles à ses blessures. Pas après ce qu’il avait enduré.
Il s’enfonça plus avant. Le container était presque plein, et dès le matin les équipes de chargement finiraient de le remplir avant de le hisser à bord du cargo. Il se recouvrit de son mieux de plaquettes. Le poids de la pierre lui interdisait presque de respirer. Il s’enfonça pourtant encore, par prudence, la chair à vif, et réussit à se blottir dans un recoin où, au moins, il avait deux parois de métal lisse. Il savait que le poids serait encore plus écrasant dès le matin. Mais il devait survivre. Sinon, il avait d’ores et déjà accepté ce destin. Mieux valait mourir en tentant de fuir le joug des Harkonnens que de survivre écrasé sous leurs bottes.
Il réussit à poser une plaque plus large que les autres sur son crâne et l’ensevelit sous une couche de fragments plus petits. Il ne voyait rien, pas même la pâle phosphorescence bleutée de la pierre. Il parvint à bouger le bras pour manipuler les ampoules de kirar. Il prit une inspiration aussi profonde que possible.
Une dose ne l’avait pas vraiment fait sombrer dans le coma, mais trois risquaient de le tuer. Il en prit donc deux et les planta dans sa cuisse en même temps. Il garda les autres sous les doigts, pour le cas où il en aurait besoin.
Le flot paralysant déferla dans chaque fibre de ses tissus musculaires. Il dériva vers le coma. Avant peu sa respiration ralentirait et son organisme serait au bord de la mort. Mais avec de la chance, il émergerait et retrouverait la vie…
Il songea avec ironie que le Duc Leto Atréides, le souverain de Caladan, ignorait encore qu’il y avait un passager clandestin dans la soute du cargo, que c’était lui, l’ennemi juré des Harkonnens, qui payait à sa manière le voyage de Gurney.
S’il survivait assez longtemps pour atteindre le centre de distribution d’Hagal, il escomptait bien avoir une chance de s’enfuir pendant qu’on retraiterait l’obsidienne bleue pour la tailler et la polir. Il trouverait bien à s’embarquer pour n’importe où. Après toutes ces années de supplice sur Giedi Prime, il doutait de trouver pis dans les mondes de l’Imperium.
Dans son esprit crépusculaire, il lui vint l’image de Leto Atréides, et il sentit un sourire se former sur ses lèvres avant que l’hibernation ne l’entraîne.